Je suis venu jusqu’à toi. Dans la pénombre de la nuit, dans son voile céleste. L’instant même, où le monde était engourdi. Je me souviens avoir marché assez longtemps pour laisser la fatigue emplir mon corps. Au-dessus, les étoiles exprimaient leurs parts de lumières. Toi, ici ! Tu aurais couru pour les attraper. Les cajoler. Tu aurais dansé, semblable à cette plume amusée par l’océan, celle évoquée dans le récit. Je portais la chemise blanche que tu aimais. J’avais dégrafé les deux boutons du haut, ceux que tu remettais en place pour me taquiner. Le pantalon chino beige, les chaussures marron que tu m’avais offertes. Les cheveux peignés, parfumés. La peau intacte, en dépit des années. Consent aux baisers, si improbables depuis cet été. Les pensées étaient volumineuses de souvenirs. Des plages, du vol fluide d’oiseaux de Hawthorne. Des averses à New York. La neige, dont nous rêvions, assommés par la chaleur de Los Angeles. Des draps blancs, froissés jusqu’à ce crépuscule.
Je me suis surpris à engager une conversation, avec toi. Des questions. Des réponses. Donnant des nouvelles de Norman et de Jane. J’entendais
ton sourire traverser ton visage. Dans la main gauche, je tenais un recueil de poèmes. Un autre de Whitman. Je comptais les lire à haute voix. Pour toi, les fantômes. Afin qu’ils ressentent, une fois suffit, la lueur de la vie. Voilà. Ce que je comptais faire mon amour. Lorsque je suis arrivé, face à la pierre blanche, superposée aux autres, bordée de roses sèches, de bouts de papier jaunis, choyée par des reflets bleu marine, j’ai admis aux anges et aux démons que notre histoire avait cessé de vivre le 5 août 1962. Aussi, je me suis assis - presque agenouillé- et j’ai parlé, parlé. À discerner le reste de ce monde creux, je devais être seul. Je continuais pourtant.
Puis, ces mots dangereux, pour ma guérison, ont surgi des lèvres. Les larmes ont d’abord effleuré mes yeux. Immobiles, pour quelques secondes. Le coeur, tressaillant, n’a pas eu la force de les retenir davantage. Elles se sont laissées guider par mes joues pour s’exhiber au néant. Le gravier blanc. J’ai vu aussitôt des bestioles, grasses, assoiffées, fondre sur elles. Disparaître. Je me suis senti effroyablement seul. Oui, tu me manques. Revenu à la maison, aux aurores engagées, je suis monté pour ouvrir les malles contenant les photographies de ton existence. Je les ai étalées sur le bois sec du grenier. J’ai saisi des feuilles blanches, un stylo. Mon âme entière frissonnait. Car, peu à peu, ta voix magnifique, tes lèvres douces, ton parfum unique, tes jambes, comblaient mes pages et mon bonheur naissant.
Demain, dès le 1er juin, ils seront livrés au public. Dans la jolie Provence de Van Gogh que tu aimais tant. Aux champs de coquelicots, aux oliviers bruyants, aux arômes sucrés des romarins et des thyms sauvages. Oui, tu seras vivante parmi la foule qui devinera, oh combien, la nuit est chanceuse de t’avoir à ses côtés, Marilyn. Souviens-toi de ma promesse, avant de conclure ce beau voyage, « J’ai une maison pour toi, posée telle une plume sur l’océan ». Lorsque le spectacle sera fini, je t’y retrouverai. Avec des récits que tu n’as jamais écoutés, des marbres d’Auguste et de Camille que tu n’as jamais caressés. Et mon corps entier sera à toi, au secret de l’Amérique.
À travers 240 photographies commentées, le visiteur entame un voyage intime. Croisant au passage Marilyn. Gladys Monroe, sa mère. Un père officiel, Martin Edward Mortensen. Puis un autre, qui veut échapper à son destin, Charles Stanley
Gifford. La première famille d’accueil, pour un bébé de quelques jours, Wayne et Ida Bolender. Leur amour, leur foi pour les sermons de la prédicatrice, Aimee Semple McPherson. Les premières images de deux mondes pour Norma Jeane : celui des Blancs, des Noirs. Celui des riches, des pauvres. Les plages paisibles et les bougainvilliers de Hawthorne. Les cheveux rouges et le parfum des cigarettes d’une jeune femme, qui n’est autre que « maman ». Les salles de cinéma de la Cité des anges. Les visages ravissants de Lois Wilson et de Carmelita Gerathys…
La tendresse de Grace McKee et de sa tante, Ana. Ses plats, ses prières. Puis, la nuit sur Hollywood et le reste du monde, après le krach financier. Les larmes du président, Herbert Hoover. Sa détresse face au long corridor de la Grande Dépression. Le suicide de « grand-père », Tilford Marion Morgan, « Arrachez les verrous des portes ! Arrachez les portes mêmes de leurs gonds ! Qui dégrade autrui, me dégrade. Et rien ne se dit ou se fait, qui ne se dit ou se fait, qui ne retourne enfin à moi. » Le retour à la maison, en juillet 1933. Le désespoir de « maman » qui dévore sa beauté, sa joie, son insouciance. Et qui, finalement, la livre aux cliniques spécialisées. Au silence. Juste six mois plus tard, « Le bonheur sur cette terre est éphémère ». Et soudain, le portrait d’un homme. Les cheveux épais. Noirs comme l’encre des sèches de Hawthorne. Clark Gable. Un murmure à l’oreille, « Voilà à quoi ressemble papa ». Les premiers frissons, les premières larmes dans la nuit, « Pourquoi n’es-tu pas avec nous papa ? »
Les études, les baisers. Le rouge aux lèvres. Le sexe.
Puis, l’attaque des japonais à Pearl Harbor, pour prouver aux hommes ce qu’elle sait depuis, « Oui, le bonheur est éphémère ».
Autant se livrer à ce jeune garçon. De l’épouser. De lui faire l’amour. Jim Dougherty.
Et, au coeur de la tempête qui enflamme le monde, une rencontre. Celle du destin. Le photographe, David Conover, « Suis-je vraiment photogénique ? » Pour réponse, son magnifique sourire et le cliquetis de son Rollfleix.
Le 24 décembre 1945, la voix de « papa » dans l’appareil du téléphone. Les hurlements dans la cabine téléphonique. Le vide.
Le divorce. Le 13 septembre 1946, « Pourquoi rien n’est jamais simple et facile dans ce monde ? » La Fox, les cigares de Darryl Zanuck. La mort de Norma Jeane. La naissance de Marilyn Monroe. La métamorphose. La liberté. L’espoir. La promesse d’une vie autre. 14 mars 1948, le rappel du monde, « La vie est éphémère ». Tante Ana s’éteint, disparaît avec ses prières et ses mains chaudes. Un mirage, Un amour faux, Frederick Karger. Une montre. Un autre rappel que le coeur ne raisonne jamais.
Puis, Johnny Hyde. Sincère. Qui ouvre les portes. Chasse les fantômes. Instaure la joie. « Il savait qu’une fois qu’il aurait donné un baiser à cette jeune fille et marié à jamais ses indicibles visions à son souffle périssable, son esprit d’homme ne s’ébattrait plus jamais comme l’esprit d’un dieu. Il attendit donc, tendant l’oreille un instant de plus au diapason dont quelqu’un venait de heurter un astre. Puis, il l’embrassa. Au contact de ses lèvres, elle s’épanouit pour lui comme une fleur, et l’incarnation fut complète. » John Huston. Ses paris. Son rire. Truman Capote. Le champagne, les huitres, les confessions. L’amitié à vif. « Le vent se rappelle toutes nos voix et il les reproduit. Il les fait parler à travers les feuillages et les champs. J’ai entendu mon père aussi clair que le jour ».
Première rencontre avec Arthur. Longiligne. Marié. Éblouissant. La mort, encore. Johnny Hyde. Ses funérailles ratées. Joe DiMaggio. Le sexe. Un autre bonheur, « J’ai décidé d’être amoureuse ». Mes seins, mes fesses, sous la risée et l’excitation des hommes gras, difformes. Un calendrier pour survivre qui surgit de nulle part. La honte. La décision de se battre. Quitte à piétiner la vérité et le mensonge, de les mêler avant de leur dire adieu pour toujours. Les films idiots, la reconnaissance. Le rire merveilleux de Jane Russell.
La lumière. Les hommes. Leurs épouses.
La route de Samuel Beckett, L’innommable.
Les Feuilles d’Herbes de Walt Whitman.
Les Quatre Saisons de Vivaldi.
Les vers de William Butler Yeats.
L’adieu à Grace, « Je te promets, tu seras une star. Une belle personne ».
Les mains toxiques d’Alfred Hitchcock.
Le visage d’ange de Milton Greene, ses ambitions.
Oui, disparaître comme Agatha Christie, vingt-sept ans plus tôt, « Dans les landes pourpres du Yorkshire ». Natasha Lytess. Ses dents du bonheur. Ses cours. Lee Strasberg. Les certitudes. Celles aussi de Sigmund Freud et de Friedrich Nietzsche, « Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi ! »
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Le 5 août 1962, Marilyn s’endort pour l’éternité.